Anna Bonitatibus, la cantante regale

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Reprise et mise à jour d’un article publié en 2006.

Anna Bonitatibus est pour moi une des plus grandes mezzo baroques qui mériterait autant de reconnaissance qu’une Bartoli: sa tessiture est plus large, son enthousiasme identique, sa technique aussi affûtée et sa curiosité constante comme le prouve son dernier disque. Le petit plus de Sainte Bonita, c’est sa noblesse d’expression: Sainte Cecilia est très plébéienne dans ses élans d’affection (et c’est ce qui la rend attachante), tandis qu’ici le port de tête est vraiment royal sans pour autant perdre en chaleur. Je suis aussi très touché par son léger vibratello dans les aigus, encore ma perversion pour les stridences qui tendent la ligne sans jamais la rompre.

Cet extrait est assez emblématique: un talent sans pareil pour faire entendre des tubes d’une autre oreille, une voix rigoureuse et sachant néanmoins très bien vocaliser sur de grandes étendues et surtout une densité expressive peu commune qui sait très bien se passer des vocalises et qui fait tout son charme dans le répertoire du XVIIème par exemple.

Alors je ne comprends toujours pas pourquoi, elle reste assez rare sur scène en France, et pourquoi elle n’y est invitée que par les chefs d’orchestre et pas par les directeurs d’opéra. Ces dix dernières années, Pido lui donnait Cherubino et Zerlina (franchement sous-employée), Minkowski Niclkausse et Il Piacere, Christie Ottavia et Didone (Cavalli), Curtis une Elisa (Handel), une petite messe solennelle en passant et je crois que c’est tout, alors que Munich, Lausanne ou Vienne l’invitent régulièrement. Personne pour lui proposer de donner son nouveau récital en concert, pour lui faire chanter ne serait-ce que du Rossini (même une Cenerentola ou une Italiana, voire un Barbiere!)? Donc 8 ans après mon premier article, je me réemploie à souligner tout son talent.

Coté actualité, elle reprendra la production triomphale de l’Orfeo de Monteverdi par David Bösch l’été prochain à Munich, et abordera entre temps Tancredi de Rossini avec Dantone à Lausanne et L’Italienne in Alger à Vienne.

Morceaux choisis

  • Pergolesi, L’Olimpiade

Ottavio Dantone fut l’un des premiers chefs à lui donner des rôles à sa mesure, à commencer par ce stupéfiant Licida qui permit aussi de révéler quel compositeur magistral d’opéra Pergolesi fut. Tous ses airs sont mémorables, que ce soit par leur virtuosité échevelée avec des écarts terrifiants ou par leur douce mélancolie (mon “Mentre dormi” favori), le tout servi dans un italien forcément aristocratique.

  • Pergolesi, Il Flaminio

On ne change pas une équipe qui gagne: cette fois-ci Dantone lui confie un petit rôle dans ce délicieux opéra pastoral de Pergolesi, et décide de booster son air principal à sa mesure. On obtient ainsi une sorte d’archétype d’air belliqueux, si fulminant qu’il en effraie presque sa monture!

  • Cimarosa, L’Olimpiade

Ici encore, un compositeur dont on ne joue qu’une seule et même oeuvre alors qu’il y a tant de merveilles qui restent cachées. Cimarosa ayant sacrifié Licida au profit de Megacle et de sa compagne dans son adaptation du livret de Metastase, Bonitatibus y chante Megacle (crée par le castrat Marchesi). La couleur du timbre souffre parfois des écarts surhumains que Cimarosa a écrit (faut bien chipoter), mais alors qui saura se lancer dans le plus difficile “Superbo di me stesso” que je connaisse avec autant de panache et de témérité?! D’autant que Marcon est à la baguette et que Ciofi lui donne la réplique (à Bonitatibus, pas à la baguette! oui je sais c’est pas drôle), ce qui nous vaut un duo final époustouflant (et dont les vocalises ressemblent étrangement à celles du duo Aspasie-Sifare dans le Mitridate de Mozart).

  • Handel, Agrippina

Même avec un son franchement pourri, l’effet est bœuf… et non ce n’est pas une référence à la mise-en-scène.

  • Handel, Giulio Cesare

Marc Minkowski est aussi un chef qui l’invite régulièrement. Ici à Zürich en 2005 aux cotés de Bartoli, elle chante Sesto de façon poignante ni trop adolescente ni trop testostéronnée. Toute la noblesse du fils torturé de Pompeo s’illustre ici dans la difficulté qu’elle semble avoir à rester dans le registre grave. Elle reprendra le rôle avec René Jacobs en 2008, mais sa direction semble la mettre moins à l’aise.

  • Handel, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno

 Alors même qu’elle n’était pas au top de sa forme ce soir là (comparez son “Come nube” avec celui de l’Agrippina de Zurich deux ans plus tard), sa prestation reste d’anthologie. J’avais fait une critique complète du concert ici. Le long silence entre la fin du “Lascia la spina” et les applaudissements est du à la main bienveillante de Minko qui imposa au public de refréner son contentement.

  • Rossini, Il Barbiere di Siviglia

Qui n’a pas marre d’entendre cette cavatine de Rosine? Eh bien cette vidéo m’a fait retrouver du plaisir à cet air, c’est chanté avec tant de puissance, de raffinement et de verve que l’on est très loin des espiègles de commande ou des viragos enrubannées.

  • Rossini, La Cenerentola

Comme pour sa Rosina, elle décape le rôle, mais ici la mariée est presque trop aristocratique et brillante pour être crédible en timide et humble Cendrillon, donc une Angelina plus impressionnante qu’attendrissante. 

  • Verdi, Requiem

Hors de son répertoire habituel mais épaulée par un maître (Diego Fasolis), elle se révèle étonnante dans cette partition habituellement dévolue à des mezzos que Wagner titille. On y gagne une clarté d’élocution précieuse dans ces mots lourds de sens, et toute la tension expressive que les baroqueux peuvent apporter à ce répertoire, sans pour autant céder en ampleur.

  • Mozart, Mitridate

Ce rôle flatte sa science des contrastes, son étendue, sa vocalise à toute épreuve et son expression dramatique, tout juste pourrait-on lui reprocher un manque de liquidité dans certains passage. J’aime toujours autant la direction de Bolton dans Mozart, mais hélas son entourage est souvent dépassé par la partition et vire parfois dans l’expressionnisme hors-style pour compenser.

  • Monteverdi, L’Orfeo

Tout comme l’autre grande messagère de ce Siècle qu’est Sara Mingardo, elle chante cet air avec une densité émotionnelle qui se traduit par une saturation permanente du son, comme si la stridence des pleureuses donnait son énergie à ce chant. Les passages de contrition, lorsque les pleurs étouffent la voix et l’empêchent de sonner sont suivis de déversements d’autant plus puissants qu’ils étaient retenus. Elle arrive et repart sans grandiloquence et pourtant sa plainte résonne effroyablement.

Discographie

Pour commencer son dernier disque consacré au personnage de Semiramide de Caldara à Rossini est évidemment immanquable. Elle a écumé les bibliothèques d’Europe à la recherche d’opéras oubliés portant sur cette reine qui a fasciné plus d’un compositeur, et qui convient bien sur parfaitement à son tempérament. Le disque est splendidement documenté et vous fera découvrir des compositeurs rares des 18 et 19ème siècles comme Bernasconi ou Nasolini, ainsi qu’une version inédite du célèbre “Bel raggio lusinghier” de Rossini. On regrettera simplement un orchestre manquant un peu de pulpe mais pas d’allant, et une usure de la voix qui commence à poindre par le vibrato dans les moments les plus exigeants ou dans des raideurs sur les aigus. N’empêche que l’air pastoral de Traetta vous trottera longuement en tête, celui de Bernasconi est un des plus beaux exemples de lamentation délicieusement mélodique, les airs du tournant du siècle ne s’éclipsent pas devant le Rossini (les vocalises de l’air de Nasolini rappellent même celles du duo Rosina-Figaro “Dunque io son” chez Rossini… un an plus tard) et illustrent les échanges d’influence entre la France et l’Italie (Catel, Meyerbeer et Garcia). Seule déception, l’air de Handel/Vinci prit de façon étonnement lente et pesante. Ses deux autres récitals consacrés aux mélodies de Rossini et aux arias de Haydn sont aussi très recommandables même si leurs programmes sont plus habituels.

Pour les intégrales, le Tolomeo de Handel est un must de toute discothèque baroque: l’oeuvre est une collection d’airs champêtres ou désespérés du meilleur Handel, et tous les chanteurs sont d’une telle excellence qu’on en oublie complètement la pesanteur de l’orchestre.

Hélas la Deidamia du même compositeur n’a pas eu cette chance, mais ce que Bonitatibus fait d’Ulysse reste stupéfiant.

Je n’ai pas adoré son interprétation dans la très belle Andromeda liberata, car je trouve le rôle vraiment trop grave pour elle (il y faut un vrai contralto: Mijanovic au concert y était suprême); je ne goûte vraiment pas la musique de Mayr et sa Ginevra ne fait pas exception. Quand aux Orazi e Curiazi de Cimarosa, elle est hélas trop mal entourée pour que le disque vaille le coup.

Pour les DVD, sa Didone de Cavalli est à recommander à qui n’a pas peur des mise-en-scène contemplatives et des orchestres réduits à leur plus simple expression, elle y est évidemment souveraine. Tout comme dans L’Incoronazione di Poppea qui souffre des mêmes options d’interprétation à mon goût. A l’inverse, l’Ercole Amante est une oeuvre moins séduisante de Cavalli, mais mise-en-scène et orchestre rutilent, dommage que son rôle soit si réduit. Enfin je la trouve un peu trop noble pour jouer Dorabella, cela tient sans doute aussi à l’orchestre très martial, et bien sur c’est loin d’être indigne mais dès son “Smanie implacabile”, on y croit tellement que l’on ne sent pas l’exagération comique.

De ses premiers disques on retiendra surtout le joli Lettere amorose de Scarlatti: Curtis est bien meilleur dans ces morceaux assez courts que dans les grands opera seria dont il est souvent incapable de soutenir le dramatisme, l’orchestre reste cependant assez pauvre en harmonique. Les pièces pour clavecin sont splendides, Ciofi ferait pleurer les pierres et notre Bonita est toujours aussi dramatique, mordante, pertinente et émouvante: en un mot c’est boulversifiant! Les duetto d’ Ottavia restituta al trono et de Tolomeo e Alessandro sont à la hauteur de ce que les deux dames font dans L’Olimpiade de Cimarosa. Le Tamerlano (sorti également) en DVD ne vaut que pour son Irene dont elle ne fait qu’une bouchée mais double. On trouve aussi sur youtube des extraits de son Asteria dans le même opéra en tout début de carrière alors qu’elle était soprano, mais cette voix manquait clairement de naturel (et l’orchestre est assez épais). Pour la même raison je déconseille la Griselda de Vivaldi où elle chante Roberto.

Son site web: http://www.annabonitatibus.com avec sa discographie complète.

Son compte twitter: @AnnaBonitatibus

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